Chapitre 29
Les étoiles apparurent cette nuit-là, scintillant d’un éclat éblouissant. Arthur et Ford avaient parcouru trop de kilomètres pour pouvoir les compter et s’étaient finalement arrêtés pour prendre un peu de repos. La nuit était fraîche et embaumée, l’air pur, le Sub-Etha Sens-O-Matic totalement silencieux.
Un calme merveilleux planait sur le monde, un calme magique qui s’alliait aux douces senteurs des bois, au bavardage tranquille des insectes et à l’éclat des étoiles pour apaiser leur esprit en émoi. Même Ford Prefect, qui avait vu plus de monde qu’il n’en pouvait compter en tout un après-midi, était enclin à se demander si ce n’était pas là le plus beau qu’il ait jamais admiré. Toute cette journée, ils avaient traversé de douces collines et de vertes vallées, couvertes d’une herbe grasse, de fleurs parfumées et de grands arbres aux épaisses frondaisons ; le soleil les avait réchauffés, une brise légère les avait rafraîchis et Ford Prefect avait de moins en moins fréquemment vérifié son Sub-Etha Sens-O-Matic, se montrant de moins en moins ennuyé par son persistant silence. Il commençait à se dire qu’il se plaisait bien ici.
Malgré la fraîcheur nocturne, ils dormirent à la belle étoile d’un sommeil agréable et profond, pour s’éveiller quelques heures plus tard avec la rosée, frais et dispos mais affamés. À Milliways, Ford avait bourré sa sacoche de petits pains dont ils firent leur petit déjeuner avant de repartir.
Alors qu’ils avaient jusqu’à présent erré purement au hasard, ils décidèrent de s’orienter maintenant plein est, conscients que s’ils devaient explorer de fond en comble cette planète, autant valait qu’ils aient une idée claire de leur point de départ et de leur destination.
Peu avant midi, ils eurent leur premier indice que le monde où ils avaient atterri n’était pas inhabité : un visage entr’aperçu parmi les arbres, et qui les observait. Il disparut à l’instant même où ils le virent mais l’image qui leur resta fut celle d’une créature humanoïde, curieuse mais guère inquiète. Une demi-heure plus tard, ils apercevaient un second visage identique, et dix minutes après, encore un troisième.
Une minute plus tard, ils débouchaient sur une vaste clairière et s’immobilisaient.
Devant eux, au milieu de la clairière, se tenait un groupe de deux douzaines d’hommes et de femmes. Immobiles et silencieux, ils faisaient face aux deux hommes. Alentour, quelques femmes étaient visibles, portant leurs bébés, et derrière le groupe apparaissait un assemblement hétéroclite de petites cases de branchages et de boue.
Arthur et Ford retenaient leur respiration.
Le plus grand de ces hommes ne faisait guère plus d’un mètre cinquante ; tous se tenaient légèrement voûtés, ils avaient de longs bras, le front bas et tous fixaient intensément les étrangers avec de grands yeux clairs et lumineux.
Voyant qu’ils ne portaient aucune arme et ne faisaient aucun mouvement, Arthur et Ford se détendirent quelque peu.
Durant un moment, les deux groupes restèrent à se dévisager mutuellement, personne ne se décidant à faire le premier geste. Les autochtones semblaient intrigués par ces intrus et, s’ils ne montraient aucun signe d’agressivité, ils ne faisaient pas non plus le moindre geste d’invite.
Rien ne se passait.
Durant deux bonnes minutes, il continua de ne rien se passer.
Ces deux minutes écoulées, Ford jugea qu’il était temps que quelque chose se passe.
— Salut ! lança-t-il.
Les femmes serrèrent un peu plus fort contre elles leurs enfants. Les hommes n’avaient pratiquement pas bougé et pourtant leur disposition traduisait avec éloquence que ce salut était jugé inopportun – pas refusé, non, simplement jugé inopportun.
L’un des hommes qui s’était jusque-là tenu légèrement en avant et pouvait donc bien être leur chef, s’avança. Son visage était calme et tranquille, presque serein.
— Ugggghhhhhughhhhrrrruhuhurrrghrrrrugh, dit-il placidement.
Voilà qui prit Arthur par surprise. Il avait tellement pris l’habitude de recevoir la traduction inconsciente et simultanée de tout ce qu’il entendait via le Babel Fish logé dans son conduit auditif qu’il avait cessé d’y prêter attention : ce qui lui rappelait maintenant sa présence, c’était justement le fait qu’apparemment il ne marchait plus.
De vagues ombres de compréhension lui avaient fugitivement effleuré l’esprit mais rien de net à quoi se raccrocher. Il supposa – à juste raison, d’ailleurs – que ces gens n’avaient pas encore dépassé le stade des simples rudiments du langage et que par conséquent le Babel Fish ne lui était d’aucune aide. Du regard, il consulta Ford qui était infiniment plus versé que lui en ce domaine.
— Je crois, dit Ford, la bouche en coin, qu’il nous demande si ça nous gênerait de contourner son village.
L’instant d’après, un geste de l’humanoïde parut lui confirmer cette interprétation.
— Le sens général, reprit Ford, pour autant que je puisse dire, c’est que nous sommes libres de poursuivre notre route à notre guise mais que si nous pouvions contourner leur village plutôt que de le traverser, ça leur ferait à tous grand plaisir.
— Alors, qu’est-ce qu’on fait ?
— Je crois qu’on va leur faire plaisir.
Avec infiniment de lenteur et de précaution, ils contournèrent le périmètre de la clairière. Ce qui sembla fort bien convenir aux autochtones qui esquissèrent un salut avant de s’en retourner vaquer à leurs affaires.
Arthur et Ford poursuivirent leur marche à travers bois. À quelques centaines de mètres après la clairière, ils tombèrent soudain sur un petit tas de fruits en travers de leur route – des baies remarquablement semblables à des framboises et des mûres ainsi que des fruits pulpeux à peau verte remarquablement semblables à des poires.
Jusqu’à présent, ils s’étaient bien gardés de toucher aux baies et aux fruits qu’ils avaient pu voir et pourtant les arbres et les arbustes croulaient sous leur poids.
— Considérons les choses sous cet angle, avait expliqué Ford Prefect : sur une planète inconnue, fruits et baies peuvent aussi bien te tuer que te faire vivre. Par conséquent, le moment à partir duquel il convient de faire joujou avec, c’est celui où, faute de te décider, tu risques bel et bien de mourir de faim. C’est la seule façon possible de tenir le coup ; le secret du routard vigoureux, c’est de savoir manger des saletés.
Ils examinèrent le tas de fruits en travers de leur route d’un air soupçonneux. Ils leur paraissaient si appétissants qu’ils en avaient presque des vertiges.
— Considéré sous cet angle, dit Ford, euh…
— Oui ?
— J’essaie de trouver un angle sous lequel considéra qu’on peut y goûter, dit Ford.
Découpés par les feuillages, les rayons du soleil luisaient sur la peau rebondie de ces choses qui ressemblaient tant à des poires. Les choses qui ressemblaient tant à des mûres et des framboises semblaient plus mûres et juteuses que toutes celles qu’Arthur avait jamais vues – même dans les réclames pour des crèmes glacées.
— Pourquoi ne pas les manger et se poser la question ensuite ? lança-t-il.
— C’est peut-être bien ce qu’ils veulent nous voir faire.
— D’accord. Considéré sous cet angle…
— Jusque-là, ça me paraît valable.
— S’ils les ont mis là, c’est pour qu’on les mange. Soit ils sont bons, soit ils sont mauvais ; soit ils veulent nous nourrir, soit nous empoisonner. S’ils sont empoisonnés et qu’on n’y touche pas, ils nous attaqueront d’une autre manière. Si on ne les mange pas, on se retrouve perdants d’un côté comme de l’autre.
— J’aime ta façon de penser, dit Ford. Maintenant, t’as qu’à en manger un.
Hésitant, Arthur ramassa l’une des choses qui ressemblaient à des poires.
— Votre histoire du jardin d’Eden m’a toujours fait penser à ça, remarqua Ford.
— Hein ?
— Le jardin d’Eden. L’Arbre, la Pomme… tu sais, ce passage, tu te souviens ?
— Ben oui, bien sûr.
— Ton espèce de Dieu place un pommier au beau milieu d’un jardin et dit : faites comme vous voulez, les mecs, hein, mais ne mangez pas la pomme. Surprise, surprise, voilà qu’ils la mangent et lui, bien sûr, surgit de derrière un bosquet en criant : « Je vous y prends ! » En fait, ça n’aurait pas fait la moindre différence s’ils ne l’avaient pas croquée.
— Et pourquoi ça ?
— Parce que lorsque tu as affaire à ce genre d’individu, du style à poser un chapeau sur le trottoir avec une brique en dessous, tu sais pertinemment qu’il ne te lâchera pas. Il finira bien par t’avoir au bout du compte.
— Mais qu’est-ce que tu me chantes là ?
— T’occupe ! Mange ton fruit.
— Tu sais, ce coin me fait vraiment penser au jardin d’Eden.
— Mange ton fruit.
— Ça aussi, ça m’y fait penser.
Sur ce, Arthur mordit dans l’objet qui ressemblait fort à une poire.
— C’est une poire, annonça-t-il.
Un peu plus tard, quand ils eurent tout dévoré, Ford Prefect se retourna et lança à tue-tête :
— Merci ! Merci beaucoup ! Vous êtes bien aimables.
Et ils poursuivirent leur chemin.
Au cours des quatre-vingts kilomètres suivants, ils continuèrent de trouver assez régulièrement des offrandes de fruits sur leur chemin et même si, une fois ou deux, ils purent entr’apercevoir un autochtone parmi les arbres, jamais ils ne renouèrent le contact. Ils en conclurent que cette race leur signifiait simplement qu’elle était ravie qu’on lui fiche la paix.
Les fruits et les baies disparurent au bout de quatre-vingts kilomètres parce qu’à partir de là commençait la mer.
N’ayant rien de plus pressé à faire, ils se construisirent un radeau et traversèrent la mer. Elle était relativement calme, large d’une centaine de kilomètres environ et après une traversée sans histoire, ils débarquèrent dans un pays au moins aussi beau que celui qu’ils avaient quitté.
La vie était, en bref, ridiculement facile et, pour un temps du moins, ils furent capables d’affronter leurs problèmes d’irrésolution et d’isolement en décidant tout bonnement de les ignorer. Lorsque le désir d’avoir de la compagnie deviendrait par trop violent, ils sauraient toujours où en trouver mais pour l’heure ils étaient fort contents de sentir les Golganfrichiens à des centaines de kilomètres derrière eux.
Malgré tout, Ford Prefect recommença d’utiliser plus souvent son Sub-Etha Sens-O-Matic. Il ne capta qu’une seule fois un signal mais celui-ci était si faible et provenait manifestement d’une distance si énorme que cela les déprima plus encore que le silence par ailleurs ininterrompu.
Sur un coup de tête, ils obliquèrent vers le nord. Après des semaines de progression, ils parvinrent devant une autre mer, construisirent un nouveau radeau et la franchirent. Cette fois, la traversée fut plus difficile, le climat devenait plus froid. Arthur soupçonnait chez Ford un accès de masochisme – les difficultés croissantes de leur périple semblaient lui fournir une résolution qui jusque-là lui avait fait défaut : il continuait d’avancer, littéralement infatigable.
Leur progression vers le nord les porta vers un terrain montagneux, escarpé, et d’une beauté majestueuse à vous couper le souffle. Les hauts pics déchiquetés et couverts de neige suscitèrent leur ravissement. Mais le froid commençait à leur gagner les os. Ils s’enveloppèrent dans des fourrures de peaux de bêtes que Ford s’était procurées par une technique jadis apprise d’un couple d’ex-religieux Pralite gérants d’une station de Mentalplane dans les collines de Lhamîn.
La Galaxie grouille littéralement de ces ex-religieux Pralite, prêts à tout pour réussir, car les techniques de contrôle mental développées par leur ordre à titre de discipline de prière obtiennent des résultats sensationnels – aussi une extraordinaire quantité de religieux quittent-ils l’ordre peu avant d’avoir achevé leur formation et juste avant d’avoir prononcé leurs vœux définitifs de rester cloîtré dans une petite boîte en fer jusqu’à la fin de leurs jours.
La technique appliquée par Ford consistait, semblait-il, essentiellement à demeurer parfaitement immobile avec le sourire. Au bout d’un moment, un animal – mettons un chevreuil – apparaissait de derrière un arbre et l’observait avec prudence. Ford continuait de lui sourire, son regard se faisait doux et radieux et il semblait en émaner un amour profond, universel, un amour prêt à embrasser la création tout entière. Un calme merveilleux descendait alors sur la campagne environnante, paisible et serein, irradiant de cet homme transfiguré. Lentement, le chevreuil approchait, pas à pas, jusqu’à avoir le nez sur lui, moment que choisissait Ford Prefect pour s’en emparer et lui tordre le cou.
— Simple maîtrise des phéromones, m’a-t-on expliqué. Le coup est de savoir générer l’odeur convenable.